Le dialogue : une vocation et une expertise
LA SOCIETE, LE CITOYEN ET LES DIRIGEANTS
Les trois grands types de motivation
Le citoyen n'est pas unique : trois grands profils sont identifiables par trois types de motivations. Les premiers sont mus exclusivement par leurs intérêts personnels. Soit parce qu'exclus ou s'excluant du collectif, ils n'ont plus aucun choix, soit parce que ce sont des individualistes concentrés sur leur vie personnelle et leur entourage immédiat. Les seconds ont un centre d'intérêt plus élaboré, que se soit leur avenir et leur carrière, un enjeu local ou un enjeu thématique plus global de société dont ils ont pris conscience et pour lequel ils s'investissent par l'action et/ou la réflexion. Enfin, certains sont engagés par la réflexion et/ou l'action dans la recherche de l'intérêt général.
L'impact de la société du « savoir »
La société du « savoir » dans laquelle nous entrons progressivement transforme ces différents acteurs. Les premiers deviennent des consommateurs exigeants, conditionnés et perdant parfois la maîtrise de leurs décisions, certains allant jusqu'à se sur endetter pour satisfaire à la loi du paraître. Très informés et faisant présider leurs intérêts particuliers à leurs choix sans se préoccuper d'autrui, ceux-là se soumettent à la loi du zapping, de la promotion et de l'aubaine. Ils utilisent tous leurs droits au point de les considérer comme un dû sans jamais se poser la question de l'origine de ces droits : ils rejettent toute part de responsabilité. C'est ainsi par exemple qu'on en arrive à devoir leur signaler qu'il fait chaud pour qu'ils pensent à donner à boire aux personnes âgées.
Il en va différemment pour ceux qui ont un centre d'intérêt : ayant accès à l'information, ils peuvent devenir des experts d'un domaine, capables de défendre une cause de façon toujours plus fine et argumentée. Ainsi par exemple, les « antinucléaires » savent souvent montrer les risques de la filière nucléaire sans toutefois être en mesure d'élaborer une politique énergétique.
D'autres enfin deviennent, grâce au développement de la société du savoir, des citoyens exigeants à l'écoute de toutes les informations en provenance de toutes les parties prenantes et cherchant à se forger une vision à long terme de l'intérêt général. Ces derniers développent une pensée critique et constructive. Ceux-là font partie des lecteurs de plus en plus nombreux des ouvrages de philosophie et des essais en matière d'économie et de sociologie.
Notre société est composée de tous ces profils d'acteurs :
Des acteurs mus par l'intérêt général, dépassant leurs seuls intérêts particuliers,
A l'autre bout du spectre, des conservateurs réfractaires à tout changement, arc boutés sur le présent, regardant vers le passé,
Au centre, des acteurs à la réflexion souvent partielle et axée sur un, voire plusieurs thèmes.
Pour être élu, quel que soit le champs d'action, il faut se situer à l'épicentre du corps social, à équidistance entre les « conservateurs » et les « progressistes ». Le législateur, un peu en amont du pouvoir exécutif, a pour mission d'innover et de tirer progressivement le corps social vers de nouvelles pratiques en induisant de nouveaux comportements à travers la loi. Le judiciaire, un peu en aval, a lui la mission de faire entrer dans le rang ceux qui sont à la traîne dans l'application de la règle.
Il en va de même pour chaque secteur et composante de notre société. Chaque corps intermédiaire est constitué d'individus innovants et d'individus bloquants. Diriger un syndicat, un parti politique, une association suppose de se placer en son épicentre, sous peine, là encore, de ne pas occuper durablement la place ou de ne jamais obtenir la fonction.
Or, étant donné que les dirigeants sont les plus légitimes pour prendre la parole, puisqu'ils bénéficient de la représentativité statutaire, et qu'ils sont par nature les « mandataires » du corps social, il est normal que le débat public ait lieu entre eux. Mais se plaçant tous à l'épicentre de leur corps social, le risque est grand qu'ils occupent des positions claniques et de défense d'intérêts particuliers. Face à ces facteurs d'inertie, l'élu peut naturellement être tenté par les sirènes de la démagogie, privilégiant ainsi son intérêt personnel par rapport à l'intérêt collectif, acceptant le conservatisme au détriment du progrès. Le manque de maturité du corps social, qui a peur du changement, peur de perdre ses acquis, peut entretenir les élus dans ce refus de la réforme. Or sans réforme, c'est l'avenir, l'intérêt et le bonheur collectif à long terme que l'on hypothèque.
Le règne des réseaux et des intérêts particuliers place les médias dans une situation délicate dans laquelle ils reçoivent des thèses et des antithèses émises par les parties prenantes, qui savent les présenter de façon attractive. Seule la construction de synthèses approfondies permettrait de classer l'information de façon exhaustive, puis de la hiérarchiser pour construire des raisonnements rigoureux de façon objective. Evidemment, cela suppose un lourd travail, des moyens et du temps rarement disponibles. L'urgence règne : l'actualité est très prenante et les citoyens ne sont que minoritairement demandeurs de constats précis et objectifs. La tentation est donc grande de reproduire telles quelles les informations reçues. La dictature de l'audimat entraîne le risque pour les médias eux-mêmes de tomber dans ce travers. Concernant plus particulièrement la télévision, les « talk-show » et la « telé-réalité » sont l'archétype de ce phénomène. Le journaliste chroniqueur qui met en perspective l'actualité, l'analyse et en propose une lecture semble se faire de plus en plus rare, au profit d'une multiplication des micro-trottoir où l'on fait intervenir l'homme de la rue, souvent soucieux d'abord de son égo et prenant trop peu de recul pour justifier sa prise de position.
L'opinion publique ne peut ainsi pas être une opinion argumentée. Elle repose plus souvent sur des opinions a priori que sur des raisonnements argumentés. L'imaginaire social est à l'ouvre, il reçoit des mythes, des représentations de la réalité et y souscrit avec bien peu de réserves. Plus la situation est complexe, moins les citoyens la comprennent et moins ils sont prêts pour la réforme. Les responsables politiques et sociaux sont alors pris dans le filet des contraintes structurelles mais aussi culturelles. Dans ce contexte, réformer est difficile, si ce n'est impossible. Ainsi, la boucle se ferme : il est légitime pour les intérêts particuliers de camper sur leurs positions puisque l'on ne prend pas le temps d'aller au fond de l'analyse pour réformer intelligemment. Sans réflexion collective, chacun reste sur son quant à soi et notre société demeure dans l'impossibilité d'aborder des problèmes récurrents comme le déficit de la sécurité sociale, le chômage, les déficits publics. Elle est a fortiori impuissante face aux nouveaux enjeux comme la paupérisation d'une partie de la planète, le réchauffement climatique, la génétique.
Dialectique sociale
Si nous voulons être capables de traiter ces problèmes au fond, il va donc nous falloir inventer une méthode de partage des connaissances par le plus grand nombre. Nous voyons bien le lien direct entre dialogue et performances. C'est en organisant des processus participatifs autorisant l'écoute de chacun que l'on comprend le niveau de conscience des contraintes du collectif pour le faire progresser et que l'on se donne le plus de chances d'identifier toutes les bonnes idées. Alors seulement des solutions nouvelles sont non seulement définies mais appropriées aux problèmes et appropriées par tous : le changement est alors demandé par des individus rendus adultes dans leur réflexion par leur connaissance des contraintes et alternatives.
Mais évidemment, si le processus participatif transforme l'individu en citoyen, organiser cette participation et donner la parole à des consommateurs exclusivement égocentrés serait contre productif. Il y a donc bien sinon un préalable, du moins un corollaire aux processus participatifs : l'engagement des citoyens pour la cité.
Quelle que soit la motivation initiale d'un individu, nous devons trouver comment utiliser ses compétences - chacun en a - pour lui donner un rôle dans la société. L'observation des processus de responsabilisation montre que c'est en menant une action au service de l'intérêt général, en assumant un rôle qui nous dépasse, que nous prenons conscience de la complexité du monde qui nous entoure. C'est alors que nous acquérons une posture de responsabilité. Nous devons donc faire attention à ce que chacun autour de nous, dans nos entreprises, associations, syndicats, fédérations professionnelles, déploie ses compétences, pour une petite part au moins, non pas exclusivement pour satisfaire son intérêt particulier à court terme ou de carrière, mais pour autrui, pour se mettre au service des autres. Les français l'ont compris : dans une enquête réalisée par l'Observatoire du Dialogue Social au lendemain du 1er tour des élections présidentielles, ils indiquaient que le principal enjeu auquel doit s'attacher le gouvernement est bien la citoyenneté et la démocratie (pour 34% d'entre eux), devant la sécurité (30%) et l'emploi (27%).
Ainsi, nous sommes face à un enjeu de changement de civilisation. La globalisation et la mondialisation font peur : la tentation du repli sur soi est grande. Notre histoire se raconte par les guerres et les exemples de philosophes et inventeurs qui, ayant eu raison avant l'heure, furent punis d'être trop en avance. Nous ne pouvons nous satisfaire de systèmes qui font primer le passé sur l'avenir, qui interdisent l'anticipation, dans lesquels s'engager en toute bonne foi revient à passer pour le naïf.
Nous allons devoir faire preuve de créativité et de pragmatisme pour inventer des méthodes de réflexion collective qui permettront d'élaborer et de partager des constats objectifs, appropriés par tous, et de tendre ainsi vers l'émancipation de la condition humaine.
Mais nous allons aussi devoir inventer des processus d'implication de chacun dans la construction d'une société plus juste et plus performante, dans la construction de solidarités intergénérationnelles, interethniques, interculturelles tant dans l'espace national que dans l'espace européen, et même dans l'espace mondial.
Il ne s'agit pas d'une utopie ou d'une incantation, mais d'une méthode : observer le terrain, écouter beaucoup, maîtriser les processus de dialogue et de réflexion collective pour identifier les racines des problèmes, les meilleures idées et les meilleures pratiques. Les actions des finalistes des Trophées du Dialogue et de l'Engagement constituent d'excellents repères pour cerner ce que chaque citoyen et chaque organisation devraient faire.
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