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L'état social du mondeIV - 2. Les méthodes : montée des expertises mais dans des silos non communicants

La technicisation rend plus complexe les diagnostics, plus nécessaire la formation, plus coûteuse chaque nouvelle découverte, et surtout plus sensible les processus de décisions.

A la recherche d’une gouvernance mondiale

La gouvernance mondiale est structurée selon des mécanismes de représentation nés au cours du XXe siècle.

L’Organisation des Nations Unies (ONU)

La Société des Nations fut la première organisation de prévention des conflits armés, privilégiant la négociation comme mode de résolution. En dépit de quelques succès ponctuels dans la résolution de querelles mineures, elle se révéla impuissante. A la fin de la seconde guerre mondiale, elle fut remplacée par l’Organisation des Nations Unies.

L’ONU est conçue comme une plateforme de dialogue visant à organiser la coopération internationale pour maintenir la sécurité, et favoriser le droit, le développement économique et le progrès social. Elle ne constitue pas un gouvernement mondial, mais ses résolutions sont dotées d’une légitimité influente, et peuvent s’appliquer en droit national et international à travers la signature de traités ou de conventions internationales. Cependant, son architecture et son mode de fonctionnement sont le fruit des conditions dans lesquelles elle a vu le jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle institutionnalise les rapports de force, notamment dans la composition du Conseil de Sécurité, et le droit de veto accordé à ses 5 membres permanents. Lors de la « Guerre froide » qui s’est installée après 1945, cette configuration particulière s’est traduite par des blocages persistants sur des dossiers opposant les deux grandes puissances de l’époque, les Etats-Unis et l’Union soviétique, ainsi que leurs alliés respectifs. Après la chute de l’URSS et la fin de la Guerre froide, l’avènement d’une nouvelle ère des relations internationales fut espéré. Mais les blocages persistent. Le fonctionnement actuel de l’ONU, qui favorise une poignée de grandes puissances, paraît  moins adapté au monde multipolaire qui voit le jour.

Les nombreuses plaidoiries demandant la réforme des Nations Unies témoignent de ces transformations de fond, à tel point que la réforme serait, d’après l’ONU elle-même, une de ses priorités pour le XXIe siècle[1].

Les mécanismes de gouvernance mondiale n’en sont donc encore qu’à leurs débuts et continuent de se chercher. Il faut cependant reconnaître le chemin parcouru : en 2014, l’ONU compte 193 États membres  et prend chaque année des résolutions qui font avancer le droit international et impactent la vie quotidienne des habitants du monde entier[2].

L’une des réalisations les plus importantes de l’ONU est l’élaboration d’un corpus de droit international formé de plus de 500 accords multilatéraux conclus sous ses auspices. Cet ensemble de conventions, de traités et de normes forme le socle du droit régissant les relations entre Etats. Il est juridiquement contraignant pour les pays signataires[3]. La Cour internationale de justice de La Haye permet, le cas échéant, de trancher les différends dans le système onusien.

Dans le sillage de l’ONU, d’autres vecteurs de gouvernance internationale sont nés au XXe siècle : la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, issus de la conférence de Bretton Woods, structurent depuis 1945 le système monétaire mondial, avec 188 Etats-membres[1].

Le monde sportif s’est, lui aussi, doté d’une gouvernance mondialisée avec des fédérations internationales dans 67 disciplines et avec une gouvernance interdisciplinaire du CIO (Comité International Olympique), qui regroupe 205 comités nationaux pour 53 disciplines. Lors de son Assemblée Générale de 2014, les Nations Unies ont reconnu l’autonomie du sport ainsi que la mission du CIO.

 

Sophistication des compétences et des savoirs

La mondialisation du droit et de l’économie favorise à la fois la concurrence et le croisement des savoirs et des compétences. Il s’ensuit l’augmentation de la somme des connaissances et savoir-faire en deçà de laquelle il devient impossible d’inventer de nouvelles techniques et donc d’éviter de se faire devancer de façon définitive.

Nouveaux processus cognitifs

Aujourd’hui, le simple fait de lire est empreint d’une transformation des processus cognitifs : autrefois, la lecture se faisait essentiellement sur un support papier, avec un texte en noir sur blanc. De nos jours, grâce aux progrès numériques, la lecture peut s’opérer sur un système hypertexte contenant des hyperliens, grâce auxquels il est possible de passer automatiquement à des informations complémentaires. Ces nœuds d’information peuvent contenir des textes, mais également des supports audiovisuels (images, son, vidéo…) : on est ainsi en présence d’un système hypermédia.

Cela permet à chacun d’approfondir les sujets de son choix, mais rend plus difficile l’attention soutenue et le raisonnement suivi face à de nombreux stimuli en provenance d’un système complexe qui démultiplie les liens. 

Cette sophistication croissante des compétences, des savoirs et des savoir-faire reflète la difficulté croissante à inventer de nouveaux produits et services. Cela nécessite un investissement toujours plus important en matière de recherche et développement (R&D). Cet effort est vital pour toutes les entreprises, qui doivent de transformer au regard des progrès technologiques, des offres des concurrents et des préférences mutantes des consommateurs.

Recherche et Développement

Les pays qui investissent le plus en R&D sont tout d’abord les Etats-Unis, avec 343 milliards de dollars en 2006, suivis par l’Union européenne avec près de deux tiers de ce montant, et ensuite la Chine et le Japon, avec plus d’un tiers de cette somme en cette même année.

Pour les entreprises privées, le pourcentage des bénéfices investi dans la recherche et le développement est très variable : les compagnies qui investissent plus de 7% sont considérées à « haute technologie » et celles qui dépassent 15% consolident cette appellation.

Les montants nécessaires pour poursuivre l’innovation augmentent : dans le domaine de la santé, par exemple, les coûts liés au développement d’une nouvelle molécule ont doublé au cours des 20 dernières années.

Réunir des moyens toujours croissants, nécessaires à l’innovation toujours plus soutenue, entraine une concentration des entreprises et des territoires.

Les brevets

D’après l’Organisation Mondiale de la Propriété Industrielle, le nombre de brevets déposés en 2 013 est de 205 300 en 

augmentation de 5% par rapport à 2 012. Cette augmentation est due aux USA (56%) et la Chine (29%). En ordre d’importance, derrière les Etats Unis et le Japon la Chine dépasse l’Allemagne L’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon représentent, à eux trois, près de 90% des brevets d’invention.

Le brevetage est concentré sur un nombre limité de pays, principalement les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Chine, le Japon et la Corée.

De façon générale, le monde connaît actuellement un développement exponentiel en matière de savoir.

 

Le cas du satellite Hubble est révélateur : il a permis à lui seul de découvrir en seulement 7 jours une centaine de planètes, soit une quantité équivalente à ce que toute la communauté internationale avait découvert dans les neuf années précédentes[1].

Notons que le coût du seul projet Hubble s’est monté à 1 milliard de dollars américains[2]. Seuls des Etats ou de très grandes organisations peuvent réunir de tels moyens, équivalents à près d’un quart du budget annuel total du CNRS en 2009[3].

 

IMPACTS

Augmentation du niveau d’éducation

La montée des expertises techniques s’accompagne de la formation. Dans tous les domaines, il y a un processus de professionnalisation, illustré par l’évolution de l’éducation supérieure dans les pays émergents. Partout, la formation de cadres de haut niveau est en évolution positive.

La planète en formation

Chaque année, l’Inde produirait quelque 250 000 ingénieurs et la Chine 600 000. A titre comparatif, les Etats-Unis en forment environ 70 000. En matière d’éducation, les progrès de la Chine sont tout à fait considérables : le nombre d’étudiants a augmenté de 30% par an depuis 1999, et la quantité de diplômés a quadruplé dans les six dernières années : ils étaient 800 000 en 1998, et ont dépassé les 3 millions en 2005.

L’évolution des doctorats est tout aussi significative : le nombre d’étudiants chinois préparant une thèse a triplé entre 2000 et 2007, passant de 67 300 à environ 208 000. Dès 2010, la Chine devrait former bien plus de docteurs en sciences et en génie que les Etats-Unis et d’après certaines estimations, depuis 2010, 90% des docteurs en sciences et en génie seraient des asiatiques vivant en Asie.

Le pays dominant se fait rattraper. En effet, si les Etats-Unis ont formé en 2005 un peu plus de 43 000 docteur dans tous les domaines, l’Europe en a formé 93 000 en 2004, soit deux fois plus, alors qu’elle ne compte que 60% d’habitants en plus, et 6 fois plus que le Japon alors qu’elle ne compte que 4 fois plus d’habitants que lui. En 2004, au sein de l’Union européenne, le pays qui forme le plus de docteurs est l’Allemagne, suivie du Royaume-Uni et de la France, qui arrive bien après. Ainsi, l’Allemagne aurait enregistré 23 000 doctorats en 2004, suivie par le Royaume-Uni avec 15 200, puis par la France avec 8 400. Par ailleurs à l’image de la France, dont environ un quart des thèses de doctorat seraient soutenues par des étrangers, l’irrigation de la planète par les savoirs des pays les plus développés est à l’œuvre depuis leur propre territoire.

Le savoir se répand sur toute la planète. La montée des expertises se traduit par un accès élargi des citoyens aux études supérieures.

 

Parcellisation des savoirs

La montée des savoirs engendre un double phénomène  chez celui qui domine son sujet : la conscience de savoir entraîne la confiance en soi ; la conscience que la plupart des autres n’en savent pas autant engendre la visibilité de leurs ignorances et de leurs incompétences. En effet, la prolifération des savoirs dans tous les domaines oblige à une division du travail de plus en plus poussée et donc à une hyperspécialisation. La prolifération des filières universitaires partout dans le monde illustre cette situation : depuis trente ans, non seulement de nouvelles disciplines ont émergé mais leur assemblage occupe désormais une place importante dans la structuration du champ de l’éducation universitaire. 

L’hyperspécialisation

L’offre des formations s’est diversifiée et s’articule autour de modules, à l’instar de l’Université Lille-1, qui délivrait 130 diplômes au cours de la première moitié des années 1990, alors qu’en 2008-2009, elle a offert des mentions dans 219 spécialités ou parcours, soit près du double en moins de vingt ans.

Etant donné qu’il est impossible d’être compétent dans tous les domaines, les carences des décideurs apparaissent à présent de plus en plus évidentes. Cela est d’autant plus vrai que les connaissances circulent de plus en plus facilement. Chaque personne peut désormais s’informer, étudier les sujets spécifiques de son choix et se doter de compétences nouvelles et forger sa capacité de discernement.

Or, depuis toujours, la culture dominante a associé la légitimité du pouvoir au savoir. Il en résulte pour le décideur une perte de légitimité qui atténue sa capacité à susciter l’adhésion. Il en va de même pour l’expert qui, s’il creuse plus profondément son sillon, voit son champ d’expertise grignoté par les disciplines voisines. L’autorité intellectuelle dont il était jusqu’alors dépositaire en exerçant son magistère sans débat contradictoire préalable peut être mise à mal s’il entre dans le débat public : à s’aventurer au-delà de son domaine de compétences, les experts des disciplines voisines peuvent le prendre en flagrant délit d’incompétence. De plus, tout lien avec les décideurs politiques ou économiques, même exempt de tout avantage, peut apparaître au grand jour et générer de la suspicion. La perte de l’image d’objectivité de l’expert entraîne alors la perte de crédit de l’expertise. La savoir perd alors toute sa valeur.

L’accumulation des savoirs rend impossible la maîtrise de l’ensemble des disciplines par une seule personne. Chacun doit apprendre à s’accommoder des insuffisances d’autrui, à commencer par celles des décideurs.


[1] Whitehouse, David, 2004, « Hubble discovers 100 New Planets », BBC News, Science & Technology, 2 juillet.

[2] France Culture, Emission “Hubble 20 ans après, 2 avril 2010, www.franceculture.com.

[3] http://www.cnrs.fr/fr/organisme/presentation.htm


[1] La proposition anglaise de créer une nouvelle monnaie, le Bancor, basée sur un mouvement de réseau non national a été rejetée au profit du Dollar, avec rattachement nominal à l’or. Cela interdisait toute dévaluation du Dollar et imposait la domination monétaire des Etats-Unis.


[1] Voir le site de l’Organisation des Nations Unies (www.un.org), rubrique « Réforme ».

[2] Font état d’exception le Vatican, qui a un statut d'observateur, les Iles Cook et Nioué.

[3] Voir le site de l’Organisation des Nations Unies, rubrique « Droit international ».

31/07/2015
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